Eric R.

Conseillé par (Libraire)
2 décembre 2020

Le pianiste d'Hitler

« Le pianiste d’Hitler » indique le bandeau de couverture. Il aurait pu aussi être écrit: « Le clown d’Hitler ». Si Ernst Hanfstaengl, dit Putzi, connut notamment Hitler, jeune, grâce à leur amour immodéré pour Wagner, il devint rapidement par son exubérance, sa mégalomanie, une sorte de fou du roi lorsque l’ancien peintre en bâtiment devint chancelier. Mais qui dit amuseur public, dit aussi lassitude, révocation, quand le rire se traduit en ennui. Il vécut tout cela Putzi, fils d’une mère américaine et d’un père allemand, de l’ivresse de la proximité du pouvoir à sa disgrâce en 1937.
Thomas Snégaroff dans un récit qui allie le romanesque à l’Histoire, raconte l’existence de cet homme avec le sens des formules et nous fait pénétrer dans l’environnement immédiat d’Hitler et dans un monde universellement antisémite, où les principes juridiques du racisme mis en place par le régime nazi s’inspirent de textes venus des Etats Unis. Un beau roman qui raconte au plus près la destinée personnelle d’un homme, qui si il ne participa pas directement à la « solution finale » ne renia jamais ses convictions nazies, et des personnages secondaires fascinants comme Winifred Wagner, Thomas Man ou encore Carl Jung.

Eric

Conseillé par (Libraire)
30 novembre 2020

ENORME !

C’est une heureuse coïncidence: la multiplication de documentaires, articles, consacrés au Général de Gaulle à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort et la parution de cette biographie de Churchill, une biographie qui fera date, parmi le millier déjà paru. A la lecture de cet ouvrage, les similitudes entre les deux hommes apparaissent rapidement. Dans le désordre total: un physique hors normes qui les fait identifier immédiatement, une fille perdue trop tôt, un goût pour les uniformes, l’armée et la stratégie militaire, le sentiment que les chars joueront dans les conflits futurs un rôle déterminant, un mépris des partis politiques qu’il faut transcender de l’intérieur, des traversées du désert avant ou après la guerre mondiale, un goût pour l’écriture, les « Mémoires », un talent oratoire indéniable mais travaillé, un sens inné de l’Etat et de la nation. Et par dessus tout le sentiment très tôt d’avoir un destin mondial qui ne pourra s’accomplir que dans les plus hautes fonctions de leur nation respective dans les circonstances belliqueuses. Jeune, Churchill ne pense pas à une possible nomination de premier ministre, il cherche à deviner l’année à laquelle il le deviendra. A seize ans il déclare: « Dans les hautes fonctions que j’occuperai, il me reviendra de sauver la capitale et l’empire ».

C'est l'angle choisi par l'auteur pour écrire la vie de celui qui dès la naissance pratiquement voue sa pensée et ses efforts à servir son pays, en se présentant à la députation très jeune, en devenant ministre lors du premier conflit mondial, en se rendant sur le front endossant l’uniforme pendant quelques semaines, manifestant pour la première fois un courage physique indéniable. Sur la durée, jusqu’en 1940 Churchill est déjà une figure imposante avec une carrière politique d’une longévité extraordinaire marquée par de nombreuses fonctions ministérielles, mais c’est bien en chef de guerre qu’il marquera l’Histoire. Nommé au cours d’une réunion à quatre, où la démocratie n’eut guère son mot dire, il put au long de cinq années qui le laissèrent exsangue et épuisé, mettre en oeuvre ce qu’il avait préparé depuis plus de soixante ans: « Car s’il est vrai qu’il a été guidé par la main du destin en mai 1940, c’était un destin qu’il avait consciemment passé sa vie à forger ».

Tel est le fil conducteur de l’ouvrage de Andrew Roberts qui boucle là, une biographie que l’on aime qualifiée de « à l’anglaise » tant la rigueur est de mise, ne prêtant le flanc à aucune interprétation psychologique de bazar, l’auteur niant par exemple toute tendance dépressive du Lord anglais, ne trouvant aucune trace tangible de cette affirmation. Ce sont en effet dans les documents que l’historien cherche sa matière, exploitant des milliers de discours, lettres, archives. Il laisse le lecteur tracer lui même le portrait psychologique de l’homme d’Etat. On découvre ainsi, au fil des 1200 pages, un Churchill visionnaire d’une extraordinaire clairvoyance dans la montée du nazisme, dans la nécessité de réformes sociales plus justes, dans le danger mortel du communisme mais l’auteur met le doigt aussi sur son aveuglement quant au danger de l’arrivée au pouvoir de Mussolini, ses discours à l’emporte pièces clamés parfois pour le plaisir d’un simple bon mot, son extravagance blessante pour son entourage, sa forme de mégalomanie, ses erreurs stratégiques comme l’aventure des Dardanelles.

Churchill qui a longtemps pensé mourir avant 40 ans, qui écrivit lui même à travers des dizaines de pages sa propre histoire offerte à des millions de lecteurs, décéda à l’âge de 91 ans, couronné du Prix Nobel de littérature. Figure incontournable du XX ème siècle, il a côtoyé les plus grands et s’est frotté à de Gaulle dans des relations londoniennes violentes, marquées par la méfiance, mais le respect réciproque, Churchill avouant que De Gaulle fut probablement le plus grand homme d’état français avec Clémenceau. Une distanciation entre personnalité et mission historique qu’il pratiqua tout au long d’une vie incroyable, romanesque mais mise au service avant tout de l’histoire d’une nation, qui apparait en filigrane tout au long de cette biographie exceptionnelle. Quand le rêve d’un destin rejoint la réalité de l’histoire

Roman

Quidam

Conseillé par (Libraire)
10 novembre 2020

Une mosaïque magnifique

Raconter la vie de Niki de Saint Phalle de manière linéaire. En trois temps par exemple. Premier temps: Catherine de Saint Phalle née le 29 Octobre 1930 à Neuilly. Deuxième temps: vie et souffrances de Niki, artiste plasticienne. Troisième temps enfin: mort de Niki le 21 Mai 2002 en Californie. Impossible et inconcevable compte tenu de l’existence tourmentée de l’artiste. Comme si une vie n’était qu’un début, un milieu, une fin. Comment faire alors ? Comme l’oeuvre de Niki, partir de « la dislocation vers la reconstruction », « broyer le figer pour enfanter le mouvement », utiliser le Trencadis cette mosaïque d’éclats de céramique et de verre pour reconstituer un tout. De la vieille vaisselle recyclée. Comme Gaudi dans le parc Güell, comme Caroline Deyns dans son récit.

L’écrivaine va ramasser de ci de là de multiples éclats, elle va les raconter, les poser, les coller sur la feuille. Peu importe leur origine. Ici un forain qui va prêter sa carabine pour faire exploser ces tableaux cible. Là, deux femmes d’aujourd’hui conversent sur la voisine qui a abandonné ses enfants, devisant sur l’instant maternel, le féminisme, la liberté. Ou encore Eva Aeppli, la femme de Jean Tinguely, qui nous explique comment elle mit son amant dans les bras de Niki. Comme dans les oeuvres de Niki, la forme est disparate, multiple, selon les périodes, les époques. La chronologie est explosée et pourtant la vision globale du récit est claire, nette, compréhensible, magnifique. Le lecteur a simplement le sentiment d’avoir pris le recul nécessaire pour admirer l’oeuvre, la vie, dans son ensemble. Ce petit pas en arrière, de côté qui ouvre la perspective et dévoile les ombres et la lumière. La lumière, la sculptrice la capte par sa beauté qui lui donne un côté « jeune fille de bonne famille », bourgeoise, capable d’impressionner la pellicule pour un mannequinat qu’elle rejette, trop superficiel et anodin. Cheveux lissés, collier de perles, on dirait dans son milieu que l’on peut lui « donner le Bon Dieu sans confession ». Mais dans son milieu, comme dans tous les milieux, l’enfance est le moment de tous les dangers et le traumatisme qu’elle va subir à l’âge de 11 ans, le viol par son père, va projeter sur toute sa vie ses maléfices: mariage précoce, enfants abandonnés, internement psychiatrique, la litanie de souffrances va pouvoir s’égrener jusqu’à la mort.

Pourtant, la vie révèle aussi de belles choses et le corps de Niki suit les méandres de son oeuvre, ce corps essentiel, qui lui sert au plaisir et à exprimer ses sentiments: les courbes, comme celles de ces Nanas trop souvent réductrices de son oeuvre, pour « déliter la moindre de ses tensions », « l’arête, la ligne droite, la symétrie » comme signe de détestation. Eclats de verre à côté de morceaux de céramique, dans ce livre à nul autre pareil, sous le regard hypnotique de Niki, qui semble interroger le lecteur, Carolyne Deyns, saisit l’essentiel, le mal être d’une femme coincé au départ entre les conventions sociales de son milieu et sa volonté d’être libre, de s’affranchir de l’indicible.
Les voix sont multiples, le collage des mots et des pages, magnifique et parfaitement agencé sous l’apparence du chaos. Le livre explique la création multiforme de Niki, qui trouvera son aboutissement final dans son fameux jardin des Tarots en Toscane, mais épouse aussi la cause féministe: mère ou artiste? Femme ou maitresse? Potiche ou amante? Niki de Saint Phalle fut à la croisée des réponses, décidant parfois de faire tout exploser faisant surgir le sang sur des toiles blanches, ou refusant le « gribouillage-noir noir noir » pour sculpter des femmes au gros ventre « qui ont mangé le ciel le soleil les nuages l’arc-en -ciel et tout ».

Eric

Conseillé par (Libraire)
9 novembre 2020

Un petit bijou

Il s’appelle Lonsonier. En fait pas vraiment mais à son arrivée à Valparaiso, au Chili en 1873, quand le douanier lui pose la question: « Nombre? », le viticulteur qui a fui la France, ruiné qu’il est par le phylloxera, répond par son lieu de naissance: Lons-le-Saunier. Ainsi va la vie et ainsi commence ce roman de Miguel Bonnefoy. Depuis Le Voyage d’Octavio, l’écrivain est devenu maitre dans l’art de raconter de grandes fresques romanesques. Pourtant avec Héritage, le récit est relativement court, n’explore pas les possibilités de la saga étalée sur plusieurs tomes. Le texte est sobre, et on a plutôt l’impression de se trouver dans la situation de l’enfant, douillettement installé sous les couvertures le soir, à qui on raconte une histoire merveilleuse. A chaque soir un chapitre, à chaque chapitre un personnage, à chaque personnage un récit en forme de nouvelle avec sa chute et sa morale. Presque comme un conte. Et Bonnefoy dans ce dernier roman confirme qu’il est un remarquable conteur. Avec sa prose aérienne on s’envole à de multiples reprises. Au dessus de la cordillère des Andes emporté par un condor géant, qu’apprivoise Thérèse, belle fille de Lonsonier. Au dessus de la Somme avec Margot, fille de Thérèse, qui va se prendre de passion pour les avions et venir voler en France pendant la seconde guerre mondiale. Le vol est partout, de France au Chili, de la Provence à Santiago, comme une métaphore d’une émigration, d’une famille partagée entre sa terre d’accueil et sa terre de sang. Un aller-retour perpétuel entre départ et destination.

Il y’a de la magie dans l’écriture de Bonnefoy, celle qui nous amène à voyager dans un mélange de fiction et de poésie à travers le monde et un siècle d’histoire. S’entrecroisent dans un subtil mélange, des destins individuels et des faits majeurs du XX ème siècle. On croit deviner que ces destinées s’inspirent peut être des aïeux de l’écrivain, lui même franco-vénézuélien, et de récits familiaux entendus, réinventés, où la réalité côtoierait la magie du passé.

Mélange de magie, d’onirisme, de réalisme, on pense parfois à Gabriel Garcia Marquez et son « Cent ans de Solitude » mais Bonnefoy resserre les mots, garde un sens inné de l’ellipse, demeure plus sage, n’utilisant qu’avec parcimonie la flamboyance, si chère aux auteurs sud américains.

On n’oubliera pas facilement, Thérèse, Lazare, Margot, Delphine, Etienne, rameaux d’un arbre généalogique qui trouve peut être ses racines chez Michel René. Michel René? C’est le nom du dernier chapitre, le dernier personnage, aussi mystérieux qu’est banal son patronyme. Son nom a balayé quelques lignes au fil des pages du récit, sans autre précision. On vous l’a déjà écrit et dit. Miguel Bonnefoy est un formidable conteur qui sait même ménager le suspens.

Eric

25,00
Conseillé par (Libraire)
16 octobre 2020

Beau comme un immeuble!

Ce qui frappe en ouvrant la BD c’est la beauté d’une trichromie lumineuse: orange, bleu, noir, trois couleurs restreintes mais qui offrent toutes les autres palettes au lecteur. Nous sommes en Inde, à Bangalore exactement, mégalopole du sud de l’Inde, où vivent plus de 11 000 habitants au kilomètre carré. Installé en Inde à partir de 2013 pour enseigner le dessin, Simon Lamouret poursuit avec « L’Alcazar » sa description de la société indienne. L’Alcazar, un immeuble à construire sur un terrain vague, un chantier dont le suivi régulier sous le dessin de l’auteur va, plus qu’un traité de sociologie, révéler de nombreux aspects de cette société souvent mystérieuse à nos yeux: poids des traditions, conservatisme de Rajasthani hindous, corruption, mariages arrangés, rêveries de richesses de provinciaux déracinés, rôle des séries télévisées, croyances obscures. En quelques mois d’édification de l’immeuble, se dresse devant nos yeux ébahis, une photographie en pointillés, par petites touches légères, d’un monde archaïque et moderne à la fois, où les contraintes du présent se heurtent et cohabitent avec les traditions.

Nous suivons ainsi plus particulièrement une dizaine de personnages, la plupart attachants car volontaires, soucieux d’une vie meilleure, se débattant avec des conditions de travail scandaleuses pour un salaire de quatre euros par jour, quand ceux-ci sont effectivement versés.
Tout sonne vrai, juste, vécu. Pour toucher cette réalité et la décrire au plus juste, Simon Lamouret a eu l’autorisation de suivre un chantier des débuts à la pierre finale. Pendant douze mois, il a pu ainsi recueillir auprès des ouvriers dont il a su gagner la confiance, des témoignages réels, qu’il a juxtaposés dans un judicieux montage narratif. Ce sont eux les véritables sujets de cette Bd, « documentaire romancé » comme le qualifie l’auteur.

A cette aventure humaine décrite avec précision et tendresse, s’ajoute une dimension graphique exceptionnelle. Fait au départ de « briques » et de broc, l’immeuble posé sur quelques pierres posées au sol devient en l’espace de quelques pages, un immeuble de standing et de luxe dont on peine à comprendre la belle réalisation finale. De doubles pages en doubles pages somptueuses, les chapitres se succèdent comme les étages se superposent, sous l’oeil d’un arbre magnifique, veilleur inattendu du travail des hommes. Et resté miraculeusement debout.

En refermant la BD, on garde un goût amer de cette exploitation de main-d'œuvre au profit de quelques uns. Un goût d’universel même si la situation indienne décrite est exacerbée. Malgré tout, il faudra construire à Bangalor d’autres logements sur d’autres terrains. Avec un autre arbre. Avec d’autres ouvriers pour que recommence à nouveau l’histoire. Avec Mehboob, Mohamed, Pierre, Paulo, Juanito et tant d’autres.

Eric